11-05-2025 14:27 - La lâcheté impériale — Gaza ou l’effondrement moral des élites américaines

À Gaza, les bombes tombent. En Amérique, le silence tue. Ce texte expose un empire qui a sacrifié la vérité à ses idoles et troqué la pensée pour l’obéissance. Face à cette trahison morale, une jeunesse se dresse — non pour supplier, mais pour accuser.
Il y a peu, dans un échange écrit courtois, un ami américain — anglo-saxon, avocat de profession, diplômé de George Washington et de Yale — me confia une conviction qu’il croyait lucide : selon lui, Israël surpassait de loin le monde arabe en diplomatie, stratégie et technologie.
Quant aux Juifs américains, ils excellaient dans l’art de manier les leviers du pouvoir — non par privilège, mais par mérite. Il ne voyait là ni captation ni hégémonie, mais un aboutissement mérité de la modernité politique.
Je l’ai lu avec attention. Puis je lui ai répondu, sobrement. Je ne conteste ni la résilience d’un peuple ni ses réussites. Mais je questionne la manière dont une fidélité idéologique — le sionisme — s’est imposée comme norme tacite au cœur du pouvoir américain. Une orthodoxie devenue réflexe, où toute nuance devient suspecte, et toute interrogation, blasphème.
Je pris soin de distinguer ce que notre époque confond : critiquer un appareil de pouvoir n’est pas viser une communauté. Pour illustrer cette saturation idéologique, j’ai cité — en la désamorçant — une formule trouble sur la « domination juive de l’Occident ». Non pour la reprendre, mais pour rappeler que l’assujettissement réel est celui à un lobby pro-israélien : structuré, efficace, comparable aux autres groupes de pression — mais doté d’un surcroît d’impunité symbolique.
Il ne s’agit pas d’identité, mais de pouvoir. D’un appareil narratif fondé sur la disqualification, l’intimidation morale et la sacralisation de la mémoire. Une mémoire devenue cuirasse. Une impunité érigée en doctrine.
Mon ami refusa d’entrer dans cette complexité. Quelques jours plus tard, il coupa les ponts. Par peur, plus que par hostilité. Peur de prononcer certains mots. Peur, aussi, de troubler l’équilibre domestique : sa femme était juive, et Gaza déjà un mot maudit. Il ne fuyait pas une idée. Il fuyait un climat. Celui d’une époque où le doute est une faute et la pensée, une transgression.
Tout est là. L’Amérique ne pense plus. Elle récite. Elle ne gouverne plus. Elle s’incline.
Ce qu’elle vénère désormais, c’est une vision binaire et brutale du monde — celle d’un empire qui continue de raisonner comme une frontière. Cette posture n’est pas nouvelle. L’élite anglo-saxonne, forgée dans l’expansion, n’a pas attendu les lobbies pour frapper. Mais sans l’emprise idéologique actuelle, elle aurait sans doute hésité davantage — et frappé avec plus de retenue.
C’est une nation de cow-boys sûrs d’eux-mêmes, persuadés que tout conflit est un duel, et toute voix dissonante, une trahison. Le Moyen-Orient n’est pas, pour elle, une région à comprendre, mais un théâtre à dominer. Dans cette scène mentale, Israël joue un rôle familier : bras armé, avant-poste moral, reflet valorisé d’une Amérique qui s’admire en empire.
Ce réflexe n’est pas une dérive. Il révèle une carence : celle d’un pays sans aristocratie de l’esprit. Jackson naquit dans une cabane. Truman ne fréquenta jamais l’université. Reagan joua sa présidence comme un rôle. Bush fils, malgré Yale, incarne le privilège sans culture. Quant à Trump, il est l’enfant nu d’un empire déchaîné : fortune sans noblesse, pouvoir sans frein, vulgarité sans gêne.
Sous ce vide, un malaise plus profond : une élite WASP, longtemps dominante mais peu érudite, déstabilisée, depuis plusieurs décennies, par l’ascension d’élites juives américaines — plus cultivées, plus cosmopolites, plus stratèges, et foncièrement sionistes. Celles-ci, soutenues par une base évangélique doctrinaire et influente, ont su capter le récit. L’élite blanche protestante, au lieu de rivaliser, s’y est ralliée. Certains par conviction ; beaucoup, par crainte ou simple résignation.
Alors le récit a changé de mains. Non par complot. Mais par renoncement — et par imposture.
Et ce renoncement tue. À Gaza, il tue les corps. En Amérique, il tue les esprits. Là-bas, des hôpitaux s’effondrent. Ici, les consciences. Il ne reste ni pensée ni diplomatie, seulement une liturgie politique. Et ceux qui prononcent le mot « génocide » — étudiants, artistes, journalistes — sont livrés au pilori.
La fracture morale est béante. Une génération — instruite, critique, parfois juive elle-même — voit ce que l’élite ne sait plus nommer : qu’Israël est devenu une machine de guerre génocidaire, et l’Amérique, son dispensateur d’impunité.
Cette complicité est bipartisane. Elle porte tantôt le nom de Biden, tantôt celui de Trump.
L’un incarne la soumission feutrée, l’autre, l’aveuglement brutal. Trump n’a pas été une erreur : il fut un verdict. Une revanche contre la trahison des principes universels. Il n’a pas seulement défait les institutions : il a réhabilité le suprémacisme blanc, ravivé un antisémitisme de fond.
Ironie tragique : à force de défendre Israël aveuglément, l’Amérique met en péril l’avenir moral de ses propres citoyens juifs.
Plus largement, elle s’est abandonnée aux lobbies — surtout au pro-israélien. Des progressistes aux conservateurs, cette soumission à Israël transcende les clivages — elle est devenue rite bipartisan.
Sa politique étrangère n’est plus qu’un prolongement des intérêts privés. Elle est achetée, capturée, exécutée.
Et cette soumission repose sur un socle plus vaste : un système électoral gangrené, où l’argent dicte l’agenda, et où la fidélité à Israël vaut plus qu’un programme, une morale ou une nation.
Depuis l’arrêt Citizens United, des personnes morales peuvent créer des PAC et inonder les campagnes de financements opaques. La corruption ne s’arrête pas au Congrès : elle atteint jusqu’à la Cour suprême.
Nancy Isenberg a montré que l’Amérique n’est pas une méritocratie, mais une hiérarchie d’humiliation. Richard Slotkin rappelle que sa mythologie nationale repose sur la rédemption par la violence. Et Alexander Hinton nous enseigne que le génocide ne commence pas par les bombes, mais par les silences.
Gaza n’est pas une anomalie. C’est un miroir. Et dans ce miroir, la jeunesse américaine ne contemple plus l’empire : elle y voit sa ruine morale.
Pourtant, même fracturée, elle reste traversée de courants de résistance : intellectuels lucides, journalistes intègres, artistes visionnaires. Mais ces voix sont dispersées, sans coordination.
En face, les conservateurs savent verrouiller le récit, imposer l’agenda, occuper l’espace.
La guerre de Gaza n’a pas seulement déchiré une carte. Elle a révélé une rupture générationnelle. Une Amérique jeune, éduquée, connectée, critique, se lève. Et elle parle une langue que l’élite politique dirigeante ne comprend pas.
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Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique et social, passionné par les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The Palestine Chronicle, Third World Resurgence, Al Ahram Weekly, et Morocco News.