17-09-2013 23:19 - Nouvelle : Le chamelier

La charrette chargée de fourrage s’arrêta devant la fourrière. Yéro en descendit, fouet à la main. Il se courba pour glisser par-dessous une barrière métallique placée en travers de l’enclos et se retrouva nez à nez avec Cheikh le chamelier.
J’admirai la témérité de Yéro, lui qui n’hésitait jamais à défier nos aînés malgré les nombreux interdits qui devraient l’en empêcher. Lui avait sept ans ; moi, j’entrai tout juste dans ma huitième année. De taille, il était plus géant. Il aimait rire à partir de rien et la petite voix qui jaillissait de sa poitrine irritait les plus impassibles.
Je ne me rappelle pas exactement quand Yéro et moi, sommes rencontrés pour sceller une amitié aussi sacrée, aussi forte. Je me souviens tout de même qu’aucun de nous ne parlait la langue de l’autre.
Je parlais un hassanya puisé à la profondeur des montagnes du nord de la Mauritanie, un hassanya doux, éthéré, doté d’une magie humaniste enrichie d’intelligence et de créativité.
Yéro s’exprimait dans un poular poétique dont l’harmonie des phrases et la puissance évocatrice des mots faisait naître en moi un sentiment de culpabilité de n’avoir pas connu la langue de mon ami avant même de le rencontrer.
Par sa langue, j’imaginai toute la richesse et la beauté du Fouta. Par la suite, Yéro m’avait confirmé avoir vécu le même désarroi que moi d’ignorer le hassanya. Nous nous communiquions par des gestes et par des signes qui, au fil du temps étaient devenus conventionnels entre nous.
Mais, qui aime l’autre apprend sa langue. J’appris donc la langue de Yéro. Lui aussi apprit la mienne. L’autre détail, l’autre fâcheux détail, c'est-à -dire, ce détail qui fit de moi un Maure très blanc et lui un noir très peul, ne nous a jamais intéressés. Il est noir, moi je suis blanc et nous nous aimons dans cette belle différence.
Cependant, notre amitié n’était pas sans intriguer nos voisins. Ceux-ci savaient, comme nous d’ailleurs, que nos parents étaient de farouches adversaires politiques. Ils savaient aussi qu’en fonction des circonstances, son père et le mien allaient jusqu’à en venir aux empoignades coriaces qui se concluaient souvent par un festin de coups aux conséquences inqualifiables.
D’autres membres de nos familles s’immisçaient dans la mêlée et le cahot qui s’en découlait nous amusaient. Paradoxalement, après chaque affrontement, mon ami et moi, nous nous retrouvions dans la cour de l’une de nos concessions et nous dressions le bilan des escarmouches. Yéro me disait :
-Hée, Zeïdane ! Tu as remarqué comment ton père se débrouille pour se couvrir contre les coups du mien ?
Et, après un éclat de rire qui résonnait en chœur, je répondais :
-Et toi, Yéro, tu n’as pas remarqué la maladresse avec laquelle ton père essayait de se libérer des empoignades du mien, on dirait qu’il voulait prendre la fuite.
Naturellement, le jeu recommençait.
Postés au portail de la fourrière, Yéro me fit signe par un petit coup de coude de regarder un chameau qui baratinait une chamelle. Je me sentis offensé, considérant qu’il n’était pas à nous de regarder cette scène devant nos aînés. Yéro sourit sans dire mot.
-Bonjour ! Célèbre berger de la brousse du monde, lança-t-il au chamelier.
Cheikh le chamelier secoua son boubou et laissa échapper un petit souffle au coin de la bouche. Il avança vers Yéro, lui caressa la tête en pointant son index sur la charretée. Son geste, un peu vif, me noya dans une frayeur sans précédente.
- C’est combien cette charge ? Demanda-t-il.
-C’est six cent ouguiyas ! répondit Yéro.
-Je l’achète à deux cent
-Non ! C’est six cent ou rien.
-D’accord, je la prends à six cent. Mais pour la paie, c’est demain.
-Marché conclu…
Le lendemain, vers dix-sept heures, Yéro me trouva au terrain. Notre équipe jouait au football contre une autre formée de façon occasionnelle. Il me pria de me faire remplacer par un autre joueur afin que je parte avec lui à la fourrière. Ma réponse fut d’abord négative.
Il me fit ensuite une proposition alléchante : cinquante ouguiya dans ma poche si j’acceptais de sacrifier mon match pour l’accompagner.
J’acceptai alors sans appréhension.
En route, chaque fois qu’un monticule de sable se dressait devant, nous nous arrêtions pour y effectuer de périlleuses acrobaties ou pour réaliser des glissades comme sur un toboggan. C’était là notre manière à nous de montrer aux autres enfants que nous étions forts et que nos mères respectives n’avaient pas sursauté quand elles nous allaitaient.
Enfants, nous croyions qu’une mère qui sursautait aux doux chatouillements des lèvres de son enfant transmettait, par ce geste, la faiblesse et le mépris au nourrisson. Je ne sais d’où nous est venu ce préjugé.
Tantôt, il nous plaisait de nous moquer des jeunes filles dont les tresses n’avaient rien à voir avec celles à la mode, tantôt nous les qualifiions de pauvres, de non éveillées ou d’anachroniques.
Mais quand elles savaient déjà que nous vendions du fourrage pour avoir nos cotisations lors des veillées, nous les cajolions pour gagner leur sympathie car, être vendeur de fourrage, c’était le pire des métiers qu’un jeune de chez nous avait à faire.
Yéro avait un atout non négligeable : c’était un excellent danseur de wango, cette danse ou plutôt cette musique peule, légendaire par son rythme, et par la variété des sons qui la composent. Pour ces deux qualités, Yéro était aimé de tous, malgré son arrogance et son imprévisibilité. Moi, je n’étais pas né pour la danse et ma voix, déjà trop grave à mon âge, faisait de moi un véritable objet de risée.
Lorsque nous arrivâmes à la fourrière, le chamelier n’était plus là . De surcroît, il était impossible de le retrouver. Sa mobilité légendaire, qui lui a valu le surnom de dune de sable, amoindrissait notre espoir. Yéro me regarda sans dire mot.
Je lus sur son visage une gêne sans précédente. Comme par providence, une idée s’empara de mon esprit. Je m’approchai humblement de lui, la tête courbée, les mains croisées derrière le dos.
-La seule solution pour retrouver Cheikh, s’est de nous plaindre au commissariat, lançai-je.
De ses petites lèvres, Yéro laissa échapper un triste sourire. D’une voix râpeuse, il me signifia qu’il valait mieux perdre son argent qu’aller au commissariat se plaindre. Je compris sans effort ses inquiétudes. Alors je ne tentai quoi que ce fût pour le convaincre.
A quelques pas de la fourrière, nous aperçûmes se former de petits groupes d’individus. Vite, nous nous dirigeâmes vers le spectacle pour en avoir le cœur net. A notre grande surprise, un calme funeste régnait dans les parages. Au milieu du groupe, qui semblait compter le plus d’individus, un transistor diffusait des informations.
Trois minutes d’écoute ! Trois minutes de silence !
Un vieillard, qui était le seul à comprendre le français parmi tout ce monde, se leva, secoua son boubou et promena un regard suspect sur nous. Nous avions hâte de découvrir le mystère qui jaillissait de cette boîte magnétique.
- R.F.I ne ment jamais ! cria-t-il, c’est une radio très crédible si ce n’est la seule d’ailleurs.
Comme un ver, je m’engouffrai dans l’attroupement. Je me teins droit devant le vieillard et sans trop réfléchir, je posai ma main sur le bout de l’antenne.
-Grand-père, demandai-je, qu’y a-t-il ?
Il me considéra longuement, caressa ma tête et déposa un doux baiser sur mon front.
-Petit-fils, ça ne concerne pas les enfants. Vas chez toi, le moment venu, tu le sauras ?
Yéro, qui s’était tenu loin de l’attroupement puisque préoccupé par ses six-cent ouguiyas, me fit signe de venir. J’acquiesçai sans hésitation.
-As-tu compris ce dont il s’agit ? me demanda-t-il.
-Non ! Le vieillard m’a dit que cela ne regardait pas les enfants.
-Tu es naïf, Zeïdane ! Tu n’as pas besoin de demander ; chaque fois que ces vieux s’agglutinent sur une antenne pour gonfler les oreilles c’est pour écouter un communiqué relatif à la distribution des vivres.
Des rumeurs ont fait état de la visite du Président dans les jours à venir. En prélude à cet événement, le commissaire va distribuer aux pauvres des sacs de riz pour qu’ils viennent applaudir.
Yéro était très jeune pour tenir un discours pareil ; et moi trop sot pour y comprendre quoi que ce fût.
De minutes en minutes, du bruit naissait et s’amplifiait.
Le vieillard exigea le calme. Sur son front, une fine sueur formait une petite vallée.
-RFI a annoncé plus de deux cent morts à Nouakchott et à Dakar, c’est la fin du monde. Cette nouvelle fit l’effet d’une foudre dans une forêt de verroterie. Aussitôt, la foule se dispersa.
-Pourquoi y’a-t-il autant de morts à Dakar et à Nouakchott ? Qui a tué qui ? Pourquoi ? Tous se posaient cette question.
Deux jours après cette terrible nouvelle, pendant que Yéro et moi cabrions nos petits ânes dans l’enclos, nous entendîmes des cris fuser de partout. Le village était entré en transe. Dans les ruelles, garçons et filles, grands et petits s’égosillaient !
De façon instinctive, nous nous extirpâmes de l’enclos et allâmes gonfler les rangs. Yéro s’approcha d’une femme. Il exécuta quelques pas de wango et demanda :
-Maman, pourquoi tant de bruit dans le village ?
-il y a un malentendu entre les Maures et les Négro-africains du village.
A côté d’elle, un jeune homme d’une trentaine d’année était entré en yass ! Trois autres le portaient entre leurs bras pour l’accoter au pied d’un mur.
-Qu’y a-t-il dans notre village ? Demanda encore Yéro.
-Les Sénégalais et les Mauritaniens vont se bagarrer un peu ; mais cela ne va pas durer, lui répondit l’un des hommes. Quand deux frères se battent inutile de crier au secours ; ils finiront par se réconcilier…
-Que veut dire les Sénégalais et les Mauritaniens ? demanda encore Yéro.
-Cela ne veut rien dire. Ce sont des humains et c’est tout…
Yéro n’eut pas le temps de poser une autre question. En fait, la police était déjà là qui sévissait. On frappait à l’œil fermé, on distribuait des coups de matraque, on menaçait de tirer à bout portant, on arrêtait les plus intrépides. Yéro et moi, nous nous réfugiâmes dans un coin non loin de la mosquée.
Deux jours après, j’aperçus Cheikh le chamelier au milieu du marché. Alors, je me dirigeai vite chez Yéro dans l’objectif de lui transmettre l’heureuse nouvelle. Lorsque j’arrivai, le spectacle était odieux. De jeunes harratins au milieu de la maison portaient avec élégance les habits de Yéro.
Certains exécutaient des pas de jaguar tandis que d’autres, de leurs gourdins, mimaient les chasseurs aux aguets. Il y en avait aussi qui ramassaient les épis de mil laissés dans le grenier entrouvert au milieu de la maison. Je ne puis décrire la sensation qui me traversa le corps.
-Où est Yéro? demandai-je à l’un des jeunes.
-Yéro, ce kowry a accusé Cheikh le chamelier de lui avoir volé six-cent ouguiyas. C’est donc un Sénégalais. En représailles, il a été déporté lui avec ses parents.
-Non ! C’est plutôt Cheikh qui lui a volé six-cent ouguiyas.
-Ne dis pas ça, Toi tu es Maures d’une très grande tribu, comment voudrais-tu défendre ce Yéro qui n’a rien de Mauritanien. Ne trahis pas ta patrie.
-Je n’ai pas trahi ma patrie ; j’ai seulement dis la vérité. Moi je suis Maure, Yéro est négro-africain. Je ne peux en aucun cas être plus Mauritanien que lui. De plus, nous sommes des amis.
-Tais-toi et dégage imbécile ! La Mauritanie, c’est uniquement pour les Maures. Les autres sont là par accident de l’histoire.
-Tu ne connais rien de l’histoire. D’ailleurs, l’histoire te prouvera que tu n’es qu’un cancrelat. Ta parole pue la haine ; et la haine est une maladie engendrée par l’inculture et la surdité de l’esprit.
Des larmes coulèrent de mes yeux ; mes lèvres tremblotèrent et pour la première fois, je réfléchissais à ce que l’Homme était réellement. Dans son fond et dans sa forme ! Une chose est sûr : depuis ce jour, je ne revus plus mon meilleur ami. Depuis ce jour aussi, mon combat contre le racisme avait commencé. Ce combat durera autant que durera ma vie…
Kane Ismaila Demba